Sommes-nous tous fous ?
Entretien avec Constance Léculée, psychiatre auprès de personnes détenues.
En tant que psychiatre, comment définiriez-vous le mot folie ?
Je n'utilise pas le mot folie, parce que je pense qu'on est tous un peu fous au fond...La folie est fonction des normes de chacun. Si je prends la norme de certains, moi je peux être considérée comme folle. Si je devais la définir, je dirais que c'est un rapport au réel différent.
Différent dans quel sens?
Différent de la norme ou de celui qu'on a en face de soi.
Est-ce-que la folie c'est la même chose que la maladie mentale?
Non, car je n'utilise pas le mot folie dans mon métier. Ca ne veut rien dire pour moi, c'est un mot du sens commun. La folie n'est pas une pathologie.
Qu'est-ce-que la maladie mentale dans ce cas?
C'est avant tout de la souffrance : il s'agit d'un décalage par rapport à sa propre norme, un moment où on ne se retrouve plus. On pourrait dire que c'est un moment où on est en décalage avec soi, où, quelque part, on devient étanger pour soi. Mais, quoiqu'il en soit, pour moi, c'est toujours de la souffrance. La maladie mentale peut certes amener parfois à de la réflexion, de l'introspection, voire de la création, mais il y a toujours de la souffrance.
Toujours dans le sens commun on a beaucoup donné, en France en particulier, des fonctions positives à la folie. Voie d'accès nécessaire à la "vraie" création, par exemple. Plus récemment tout un champ s'est ouvert sur les liens entre maladie mentale et art, notamment via des artistes comme Stromae.
Qu'est-ce que vous en pensez?
Je valide ces initiatives dans la mesure où cela permet de déstigmatiser le "fou"et de montrer que la folie n'est pas de la bêtise ou de la dangerosité. Cela permet de donner un regard sur ce que ça peut être en-dehors de ces stéréotypes.
En revanche, je ne les valide pas dans la mesure où je trouve que l'association entre maladie mentale et créativité banalise beaucoup la souffrance qu'il y a derrière. Et que les artistes comme Stromae, ou Gérard Garouste à l'époque avec son livre l'Intranquille, sont certes des exemples que la folie est créatrice mais je pense qu'il n'est pas nécessaire de souffrir pour créer.
D'ailleurs, je crois qu'on peut tout à fait se servir des souvenirs pour créer et non pour revivre les traumatismes que l'on a vécus.
Cela me fait penser à un patient que j'avais à la prison de la santé qui s'est récemment suicidé. Il m'a beaucoup appris : il me disait "je ne veux pas qu'on m'enlève mes voix, c'est tout ce qui me reste". Il écrivait grâce à ses voix, et voulait dire par là qu'elles étaient son moyen de survivre. Et pourtant, même avec ses voix et sa force créatrice, il a quand même fini par se suicider.
Cependant quand il prenait un traitement, il souffrait moins certes, mais n'écrivait plus. C'est donc un choix personnel : garder les voix et créer, ou bien, prendre un traitement et se stabiliser mais perdre momentanément cettre créativité permanente.
Pour tirer le fil de la folie comme fonction nécessaire, il y a cette idée que pour réussir au sein du pouvoir et supporter la violence que cela implique, il faudrait être un peu fou pour y entrer et surtout y rester. Qu'en pensez-vous?
Je ne suis pas tout à fait d'accord. je pense que c'est une conception un peu romantique de la folie. Je pense au contraire qu'on gagnerait à avoir des gens plus équilibrés que ceux qui réussissent actuellement; et que ça créerait des choses plus belles, plus poétiques, plus en rapport avec l'autre. Sortir des stéréotypes comme "le psychopathe en col blanc" ou "l'artiste maudit" m'apparaît comme souhaitable car cela ouvre la possibilité d'un pouvoir qui intègre d'avantage l'autre.
Dans le cas de l'artiste maudit par exemple, il est évident que, quand on souffre, on est très autocentré et donc on se condamne à ne pas rentrer au contact de l'autre, oui.
Y a un sentiment de plus en plus prégnant d'une montée de la violence et d'une société dérégulée émotionnellement. Sommes-nous plus fous qu'avant?
On l'est différemment. Parce qu'on a pas les mêmes normes. Si on prend la seconde guerre mondiale par exemple, c'est une époque totalement folle; Dans ce cas-là on est moins fous. Maintenant dans les pays occidentaux, on a évolué en perdant aussi beaucoup contact avec la réalité, dans notre rapport à la Nature par exemple et en ce sens-là on est plus fous. En revanche, par rapport au génocide, on l'est moins qu'avant.
Est ce qu'il y a plus de maladie mentale qu'avant?
Cela dépend des pathologies mentales. Je pense qu’il y a plus de troubles dépressifs ou de troubles anxieux par exemple. Ou alors ils sont mieux identifiés. Quant à la schizophrénie par exemple l’incidence est possiblement stable mais étant donné l’état de délabrement de la psychiatrie, la qualité du suivi s'en trouve affaibli et donc la prévalence des symptômes amplifiée.
Au quotidien vous soignez ce que les gens appellent dans le sens commun "des fous" qui sont pour vous des "patients" : est ce quo'n peut soigner "les fous" et comment?
Oui, on peut. Cela consiste à aider les malades à vivre avec eux-mêmes. Diminuer leur souffrance et les aider à reprendre un libre arbitre. L'essentiel est qu'il puissent vivre sans souffrance. C'est cela pour moi l'essence du soin : il n'a pas vocation à les faire rentrer dans une norme. Il faut qu'il puisse vivre dans la société, en leur permettant de trouver un mode de vie qui ne mène pas à l'auto-destruction.
Vous travaillez à l'UHSA, un service qui prend en charge les détenus quand ils sont dans des états trop aigus pour rester en prison. Si on tire ce fil de la folie, il existe un autre pan de la folie très communément admis, la folie comme danger. C'est d'ailleurs un terrau essentiel des scénarios de films d'horreur.
Pourquoi la folie fait-elle toujours autant peur ? Qu'est-ce-que ça dit de nous, de notre société?
Les personnes atteintes de maladie mentale sont plus souvent victimes qu'auteurs. Le "fou dangereux" est donc un fantasme populaire, c'est une infime minorité des patients que je soigne. La peur vient de représentations culturelles, médiatiques et du contexte politique également.
En ce qui concerne ceux qui atterrissent en prison, ils le sont pour beaucoup parce qu'ils n'arrivent pas à vivre dans la société actuelle. Ils ont enfreint la loi mais pas nécessairement fait du mal : tout le monde n'est pas meurtrier.
Prenons le cas de patients condamnés pour des agressions sexuelles ou des viols.
On me demande souvent si les agresseurs sexuels ou les violeurs sont fous. Je réponds à ça qu'ils ne sont pas fous, ils ne sont pas malades au sens strict, puisqu'ils ne souffrent pas forcément : ils sont déviants, pervers, antisociaux mais pas malades. Leur passage à l'acte n'est pas lié à une pathologie mentale.
Prenons par exemple le viol comme cri de guerre, il ne s'agit pas à strictement parler de maladie mentale mais d'une volonté de domination à travers l'appropriation du corps de l'ennemi. On peut ensuite évidemment cumuler une maladie mentale et des traits de personnalité qui mène à des déviances sexuelles.
Pourquoi avoir choisi ce métier? De vous occuper de ceux qu'on nomme"les fous"?
Pour moi, la psychiatrie était à la croisée de tous les chemins : ça touche au plus profond de l'humanité. Soigner un malade en psychiatrie c'est être obligé de rencontrer l'humain qu'on a en face, et mobiliser de la sociologie, de la neurologie, de l'anthropologie...c'est quasiment de la philosophie la psychiatrie en réalité. Quand on sort de l'aspect mécanique de la médecine.
Pourquoi avoir choisir le milieu carcéral?
J'ai d'abord hésité avec le droit et le métier de juge, donc il y avait un intérêt au départ pour cet univers. Pour moi, la prison est un monde dans le monde et, je pense qu'on peut juger une société en observant ses prisons. Et en France, le milieu carcéral est terrible : on a un nombre record de détenus, c'est une double stigmatisation. Je traite des gens qui sont soit rendus malades par la prison, soit qui arrivent en prisons parce qu'ils sont malades et qu'ils n'ont pas pu être soignés du fait des stigmats et du manque de moyens dont souffre le secteur.
Un avocat pénaliste peut juger un meurtrier...vous vous ne soignez pas non plus que des enfants de choeur : comment tissez du rapport humain?
Il n'y a pas de monstre, il ya toujours de l'humain, enfin 99%. On rencontre presque toujours donc une humanité. Et aussi, aider ces patients à se retrouver c'est oeuvrer à limiter une récidive. Un détenu qui aurait fait un crime terrible peut aussi être un patient avec qui on rigole, qui émeut.